Le Requiem allemand de Brahms est une grande œuvre de la musique sacrée. J’en suis conscient. Une œuvre inspirée et émouvante. Une œuvre qui, dans l’histoire de la musique sacrée, occupe une place éminente et à part, celle d’un requiem composé en dehors du canon liturgique et qui délivre une volontaire substance humaniste. Je sais tout cela. Mais autant le dire immédiatement pour situer en quelque sorte la nature de la présente recension : il s’agit d’une œuvre dans laquelle je ne suis jamais entré de plain-pied, à laquelle je n’adhère pas et en dehors de laquelle je demeure, désespérément. Alors même que je me ressens pleinement et intensément « brahmsien » de cœur et d’esprit, alors même que je me déplace dans l’intégralité de l’œuvre de ce génie (mis à part ses lieder, je l’avoue) avec un plaisir intégral, je ne parviens pas à entrer dans cette œuvre, malgré mes très nombreuses tentatives. J’ai pris l’habitude de redoubler d’attention aux œuvres auxquelles ma sensibilité résiste : je les réécoute dans plusieurs versions, j’épuise l’analyse afférente. Mais quand il s’agit, à l’exemple de ce requiem d’un genre si particulier, d’une création dont même l’originalité est remarquable, rien n’y fait : je demeure étanche, même en appréciant l’écriture, mais en pensant très honnêtement et pour moi-même, y déceler un ou des défauts rédhibitoires qui à mes yeux, expliquent ma résistance tout à fait involontaire. Quelque chose en somme, dans ces œuvres auxquelles je demeure récalcitrant, fait qu’en dépit des efforts, et y compris en reconnaissant leur importance intrinsèque, je reste en dehors.

MON PROBLÈME AVEC LE REQUIEM DE BRAHMS

Admiratif du dehors, mais comme étranger frustré et démuni, comprenant mais ne ressentant rien ou presque, et surtout pas cette adhésion immédiate qu’on apprend à vénérer en toute œuvre qui s’adresse à vous sans le moindre détour. Précision : je ne me fonde pas systématiquement sur ce type d’adhésion immédiate, et certaines œuvres qui méritent à la fois temps et médiation finissent à leur tour par entrer dans un panthéon personnel, au fil du temps. Celles qui résistent y compris à ces recours parfois nécessaires, doivent être considérées, par soi-même, comme perdues, pour soi-même. C’est seulement à ce titre, après donc de nombreux efforts et moult tentatives, que je me permets de lâcher ces mots entre tous authentiques sans être sentencieux : « Je n’aime pas ». Ce qui, dans mon esprit, signifie deux choses, pour l’œuvre concernée : d’abord, que je n’aime pas du tout, c’est-à-dire que ce que j’y vois comme des défauts prend le pas irrémédiablement sur les qualités potentielles. Ensuite, que toutes les explications et contextualisations du monde, des plus intelligentes aux plus sophistiquées, ne changent rien au fait que « je n’aime pas » : ces explications me permettent de comprendre, mais jamais d’adhérer ou même d’amoindrir cette sorte d’argumentation que pas à pas je me suis construite pour moi-même, et pour m’expliquer ce que je n’aime pas et qui me paraît relever de faiblesses, dans l’œuvre considérée. C’est-à-dire qu’à partir d’un goût personnel, je me permets de construire une analyse, au sujet de ces faiblesses, et sans prétendre que cette analyse détienne la vérité, je peux au moins l’argumenter.

Tous ces prolégomènes méthodologiques qui me semblent nécessaires ayant été posés, je dois encore préciser que dans l’histoire des grandes œuvres de la musique sacrée, et plus particulièrement à propos des Requiem qui relèvent d’un genre précis, cette fameuse messe des morts fixée par la liturgie latine, deux Requiem donc n’emportent absolument pas mon adhésion : ce Requiem allemand de Brahms donc, et celui de Verdi. Et ce, pour des raisons différentes. En gros (en résumant et en schématisant), pour Brahms, il me semble que l’éloignement volontaire du canon de la messe des morts traditionnelle est préjudiciable à l’œuvre, et va da pair avec un dosage inadéquat du recueillement (pourtant bien postulé par la partie chorale) avec ce « message humain » auquel l’œuvre reste attachée, mais quasiment sous le sceau du manifeste. Pour Verdi, il m’a toujours semblé relever davantage de l’opéra que d’un requiem, et les meilleurs chefs et les meilleurs solistes auront beau faire, cette autre inadéquation entre l’écriture opératique et le genre du Requiem creuse une distance inconciliable à mon sens, entre la signification profonde du genre et l’expression retenue. Et dans les deux cas, ce n’est pas tant la volontaire « force » qui me gêne (car j’adhère pleinement au Requiem certainement le plus outré de tous, celui de Berlioz) que sa mauvaise énonciation dans l’œuvre, qui doit demeurer un hommage religieux aux morts. J’ajoute à cela une hypothèse toute personnelle, qui touche à la genèse du Requiem de Brahms : l’hommage inavoué mais avéré à sa mère, morte en 1865 trois ans avant l’achèvement de l’œuvre, permet sans doute d’expliquer cette « torpeur » générale que j’y ressens (un poids peut-être excessif, un imperium trop fort et trop contraignant). Toujours est-il que tout me paraît dans ce cas adopter une perspective mal pensée pour un requiem, fût-il volontairement détourné de son canon initial. Et tout me semble morne et déplacé, tant dans l’orchestration que dans la cohésion des moments amplifiés par rapports aux temps plus recueillis, de sorte qu’en dépit de l’intention (assez limpide en elle-même), le résultat musical me semble tourner à vide – à l’image de ces passages fugués qui relèvent à mes yeux d’exercices formels obligés et d’une particulière lourdeur. Et pourtant, je me refuse à adopter à l’endroit de ce Requiem allemand le jugement acerbe et cynique de George Bernard Shaw qui parlait d’« un Requiem pour croque-mort, supportable uniquement par un cadavre ». Non : cette pièce a ses mérites, indéniablement. Mais à mon sens, tout aussi indéniablement, elle rate sa cible, et reste une machinerie plus intellectuelle qu’artistique.

J’en profite pour dire qu’à mes yeux les deux sommets du genre, sont les Requiem de Mozart et de Fauré. Pour des raisons là aussi, différentes. Celui de Mozart pour sa force tragique, en partie liée aux circonstances de sa composition et qui, même en prenant en compte son caractère inachevé et le relais pris par Sussmayr (l’élève de Salieri), demeure une œuvre gigantesque par sa puissance. Celui de Fauré, parce qu’il est l’expression achevée de l’épure, l’accomplissement d’une pureté du sacré selon tous les critères auxquels on peut songer. Face à ces deux monuments, la comparaison est difficile, et même si quelques autres méritent d’être connus (Campra, Durante, Michael Haydn, Dvorak, Duruflé…), aucun ne parvient selon moi à la force de ces deux chefs-d’œuvre absolus qui, à jamais sont les mètres étalons du genre. Voilà certainement qui limite le champ, mais qui en tout cas force à mes yeux à une appréciation exigeante. Ces deux immenses compositeurs que sont Brahms et Verdi (encore une fois selon moi, je le répète jusqu’à l’obsession : il s’agit là de mon goût personnel) sont parvenus tout au plus à des œuvres d’une extrême originalité pour chacun de leurs Requiem, mais n’ont pas incarné le genre avec une force suffisante. En les écoutant et les réécoutant, j’ai toujours l’impression de deux œuvres admirables en soi, mais finalement hors sujet, dans leurs substances respectives (métaphysique pour Brahms et opératique donc dramatique pour Verdi).

L’ÉLÉVATION DU SIGNORE GATTI

On comprendra donc que sur ces fondements, je ne suis pas peut-être le mieux placé pour apprécier une interprétation d’une œuvre que je n’aime pas. Pourtant, dans le relatif, dans le compromis, dans le désabusé, il me semble donc que même dans ces champs négatifs, il est possible de distinguer dans une interprétation, quand on connaît une œuvre, des traits susceptibles de mieux faire ressortir les quelques qualités spécifiques, sans jamais pouvoir transcender l’intranscendable. Sans donc en attendre des miracles, j’ai été admiratif par la version donnée par Daniele Gatti à la tête de l’orchestre national de France et du chœur de Radio France. Une évidente élévation dans l’approche générale, une ferveur manifeste aux moments forts et, en dépit de problèmes de mesure des cordes (pizzicati dans la semoule de la part des seconds violons, attaques plus que discutables des premiers violons, qui témoignent surtout d’un travail de répétitions insuffisant), l’inspiration humaine (justement) était bien là, pouvait émouvoir par moments, en tout cas rendait justice aux qualités de l’œuvre. Une sobriété mais surtout une tension maintenue de part en part. Le chœur savait manifester une élévation voulue par le chef et le chef de chœur (Johannes Prinz), une intention qui se sentait et était pleinement adéquate aux accents voulus par Brahms.

Ce concert venait clôturer une « carte blanche » à Daniele Gatti mise en place par Radio France (voir ci-dessous, vidéo de gauche), au gré de trois concerts saluant l’ancienne collaboration du chef italien avec l’orchestre national de France, dont il fut le directeur musical de 2008 à 2016 (premier concert le 28 mars, Neuvième de Mahler, deuxième le 2 avril, Mozart, Haydn, Beethoven, et donc ce troisième du 5 avril au TCE). On retrouvera également ci-dessous (vidéo de droite ce Requiem allemand de Brahms en 2015 par Daniele Gatti, déjà à la tête de l’ONF et du Chœur de Radio France, à la Basilique de Saint-Denis).