Joshua Bell, le « poète du violon » en ses chants et en son âme

Certains concerts tiennent si largement les promesses nourries dans leur perspective, que le sentiment qu’on peut en avoir dépasse lui aussi tous les horizons d’attente. Lors des concerts de l’auditorium de Radio France, j’aime tout : le lieu, très beau en soi (cet Auditorium qui fêtait ses 10 ans en octobre 2024), le fait de se savoir au cœur du service public de la musique, et le cérémonial de ces « concerts du soir » au début desquels les animateurs de la maison viennent présenter la soirée. Les présentations de concerts, annoncées par le gingle quelque peu solennel qui vous rappelle que vous êtes bien à la radio, mettent ici dans une certaine ambiance, et c’est indéniablement celle de la mission de transmission assurée par France Musique. Ce soir-la c’était Clément Rochefort, venu introduire ce concert à teneur très « philosophique » en quelque sorte, avec les Suites de Peer Gynt de Grieg, et les alcools forts du Poème de l’extase de Scriabine. Le très virtuose deuxième concerto pour violon de Wieniawski, était servi par un Joshua Bell au sommet de son expressivité incandescente et un Philharmonique de Radio France en verve, sous la direction habitée de Gustavo Gimeno. Concert des extrêmes du romantisme, et de la densité spirituelle conçue comme enjeu d’un programme ambitieux : l’un des rendez-vous importants de cette saison selon moi, ne serait-ce que pour la présence de ce violoniste exceptionnel qu’est Joshua Bell.

ÉCLATS INITIATIQUES ET MÉTAPHYSIQUES
Soirée à teneur philosophique et aventure spirituelle, annonçait donc Clément Rochefort. Et en effet, mis à part le concerto de Wieniawski, qui relève d’une dimension romantique avouée, les Suites de Peer Gynt induisent (selon la pièce originelle d’Ibsen) le registre du récit initiatique, quant au Poème de l’extase, il est comme on le sait dans l’histoire du poème symphonique, l’expression par excellence de l’imaginaire spiritualiste quelque peu torturé de Scriabine. Les Suites de Grieg ont été ce soir-là données par le Philharmonique de Radio France avec une grâce expressive remarquables (la « Chanson de Solveig » avait des ondulations déchirantes, « La Mort d’Ase » avait son pesant d’un pathos savamment dosé) et une énergie lumineuse, où l’orchestre tirait son relief d’une direction forant, explorant les timbres, réclamant la quintessence d’une lecture de la partition en plusieurs dimensions. Chose qu’on retrouvait au centuple dans le Poème de Scriabine, où les enchaînements des différents épisodes, provenant surtout d’ambiances sensitives, de couleurs thématiques à la fois distinctes puis entremêlées. Gustavo Gimeno, qui préside aux destinées de l’orchestre symphonique de Toronto (après s’être occupé de l’orchestre philharmonique pendant dix ans, de 2015 à 2025), illustrait là une veine consommée de coloriste, si secourable pour s’accorder à un compositeur synesthésiste déclaré et revendiqué. Une fluidité conditionnée à une battue rigoureuse, qui permettait de déployer les ressources narratives et descriptives des deux œuvres et où l’orchestre trouvait des accents et une respiration palpables. La section de cuivres du Philharmonique de Radio France, dont on a pu à plusieurs reprises en cette saison apprécier les qualités particulières (je pense par exemple à la Neuvième de Schubert en octobre 2024 sous la direction de Markus Poschner), a été superlative tout spécialement dans le dernier tiers du Poème de l’extase, pour livrer une puissance sonore alliée à une précision qui permettait une grande limpidité et évidemment une puissance devenue proverbiale pour la fin de cette pièce et qui, ce soir-là, emplissait les boiseries de l’auditorium de son éclat tonitruant, en effet extatique et pour tout dire (de l’aveu même du compositeur théosophe), aux accent orgasmiques avoués.
LES SAISONS DU POÈTE
La réputation renouvelée de Joshua Belle d’être « le poète du violon » n’est pas usurpée. Le violoniste américain, l’une des gloires durables de la scène des grands concertistes révélés dans les années quatre-vingt et qui ont essaimé dans les années quatre-vingt dix (dans la génération des Maxim Vengerov, Vadim Repin et Gil Shaham), s’est vu consacrer un deuxième coffret-rétrospective de sa carrière (après celui de Sony Classical de 2017) tout dernièrement en 2024, par Decca.

Si on voulait trouver nécessairement un dénominateur commun de ses enregistrements des grands concertos et de sa traversée des répertoires, les adjectifs qui lui sont souvent accolés, de « lyrique » et de « romantique » (voir par exemple cette récente évocation du violoniste par Aurélie Moreau) pourraient bien constituer en effet le minimum, pour qualifier cette sorte d’expressivité exacerbée (dans le bon sens du terme), où l’instrument trouve toutes les facettes de ses virtualités de projection sonore et de relief (un peu d’ailleurs, dans le même registre que chez Vengerov ou Repin). Un réel plaisir, que d’écouter ce type de violoniste sur scène, d’autant plus que son jeu particulièrement démonstratif et énergique ajoute au spectacle ; je ne veux pas en faire un phénomène de foire, mais cette gestuelle volontiers extravertie n’est pas négligeable, quand elle traduit une inspiration toujours en éveil (là encore, je pense à Vengerov ou Gil Shaham, en termes de comparaisons et de parentés). Joshua Bell respire amplement, ferme les yeux dans un élan méditatif, fléchit les genoux, se redresse, se déplace, danse presque parfois, au point qu’on ne peut s’empêcher de penser au plus démonstratif de tous les violonistes, un certain Gidon Kremer (je veux parler de celui des jours fastes de sa carrière et non de son actuel crépuscule). Pour le deuxième concerto de Wieniawski, pièce à l’écriture certes convenue, mais en effet si « violonistique » comme le soulignait Clément Rochefort, ces qualités d’expressivité sont indispensables pour faire ressortir les pleins et les déliés d’une phrase empreinte lyrique explicite et pour rejoindre cette zone frémissante du chant où tout n’est que péroraison. Ci-dessous, Joshua Bell en 2020 dans le concerto N° 2 de Wieniawski, avec le NHK Symphony Orchestra, sous la direction de Paavo Järvi.
Je me suis parfois demandé si cette propension en une expressivité prononcée ne provenait pas de ce tropisme de la transmission qui habite tant Joshua Bell. Car ce musicien conçoit la musique au plus haut niveau non pas selon le « star-system » des grands virtuoses inaccessibles, mais comme le sacerdoce d’une transmission de la musique au plus grand nombre. Il a toujours été soucieux dans cet état d’esprit, de susciter des programmes de sensibilisation à l’art et à la musique dans les écoles américaines. Son but : désenclaver la musique dite classique du public captif auquel elle s’adresse traditionnellement, en clamant que la beauté est faite pour tout le monde, sans distinction socio-culturelle. Et dans l’idéal avoué, constamment répété par lui et sans doute naïf, que la beauté sauvera le monde.
Je ne peux m’empêcher de rappeler que c’est aussi dans cet état d’esprit que Joshua Bell prenait part à une expérience dont on a beaucoup parlé voilà dix-huit ans de cela. Résumé par Wikipedia (pourquoi ne pas y recourir, en termes de résumé) : « Le 12 janvier 2007, Joshua Bell a participé à une expérience menée par The Washington Post à une heure de pointe le matin dans le hall d’une station de métro à Washington3. Cet événement a été organisé par le journal dans le cadre d’une expérience de psychologie comportementale sur la perception, les goûts et les priorités. Joshua Bell a ainsi joué trois quarts d’heure et a récolté 32 dollars (pour un total de sept personnes seulement qui se sont arrêtées un instant pour l’écouter jouer, et sans compter les 20 dollars laissés par l’unique personne l’ayant reconnu). Il est à noter que ce sont surtout les enfants qui passaient avec leurs parents ou proches qui ont voulu s’arrêter pour l’écouter, intrigués. Le point-clé de cette expérience apparut lorsqu’il eut fini de jouer. En effet, il n’y eut aucune réaction, aucun applaudissement. Une seule personne l’avait reconnu. Personne ne savait que ce violoniste était célèbre, qu’il venait de jouer sur un Stradivarius, et que deux jours auparavant il avait donné à Boston un concert à guichet fermé où les spectateurs avaient payé leur place jusqu’à 100 dollars. La conclusion du journaliste revient à se demander : « Dans un environnement ordinaire, à une heure inappropriée, sommes-nous capables de percevoir la beauté, de nous arrêter pour l’apprécier, de reconnaître le talent dans un contexte inattendu ? » Cette expérience et surtout l’article qui en résulta valurent à son auteur, le journaliste Gene Weingarten (en), un prix Pulitzer en 2008. » Son interview sur PBS à l’époque :
Et en un certain sens, quand Joshua Bell est sur scène, on peut percevoir le caractère extraverti de son jeu comme un prolongement possible de cet imperium de transmission dans lequel il reconnaît la mission du musicien dans la cité. Cette expression toujours poussée par l’élan du chant et par tous les attributs de la projection sonore (vibrato nerveux, usage d’un archet impérieux) a parfois suscité certaines critiques, certains y voyant de l’outrance ou un jeu unidimensionnel.

Pourtant, ici en tout cas dans un concerto romantique à souhait (comme par excellence dans le Tchaïkovski, le Bruch, le N° 3 de Saint-Saëns ou encore le Mendelssohn), rien n’est « exagéré » en soi dans l’approche de Joshua Bell. Il serait erroné d’envisager de manière simpliste le « lyrisme » de son approche générale, sans distinguer chez lui une capacité effective de vouer chaque œuvre à ses enjeux expressifs propres : l’élan donné n’est jamais uniforme ni univoque, et il suffit d’en juger individuellement à la faveur des enregistrements qu’il a réalisés de ces repères du répertoire. À noter d’ailleurs que Joshua Bell a toujours témoigné d’une volonté de diversifier sa discographie, au-delà de ces grands repères, en enregistrant des œuvres plus rares (à commencer par ce N° 2 de Wieniawski, ou les concertos de Walton, Barber ou Bloch), sans compter le versant chambriste, important dans son corpus. Mais finalement l’un des aspects du bien-fondé d’une rétrospective discographique comme celle de Decca en 2024, est aussi de désigner cette diversité.
Cela permet aussi de s’éloigner de cette image conventionnelle d’un violoniste qui a tôt adopté unilatéralement l’ensemble des ressorts de l’expressivité lyrique, étant donné que c’est justement l’image accolée injustement et avec quelque arbitraire à tous ceux qui ont à leur tour apporté leurs versions à ce registre. Il est certes une « famille » de violonistes marquée par ce primat du chant et de l’énergie d’archet, mais savoir distinguer dans cette famille, les mille et une nuances qui font les spécificités, c’est aussi être à même d’être attentif à la marque de chacun d’entre eux, et pour Joshua Bell, l’usage de la « brillance » (de l’éclat, de la luminosité particulière) de son Stradivarius « Gibson » de 1713 est essentiel. Une sonorité donc, renforcée par un style en somme entre Oistrakh (pour la vivacité) et Perlman (pour la sonorité justement. C’était déjà là, l’un des traces de la formation de Joshua Bell en particulier par Joseph Gingold (qui fut d’ailleurs également le professeur de Gil Shaham, au jeu si voisin comme je l’ai dit. Ci-contre, la captation de l’une des masterclasses de Joseph Gingold, avec le passage de Joshua Bell en 1982, alors âgé de 14 ans, dans le premier mouvement du concerto de Tchaïkovsky.
Chacun de ces violonistes à l’expressivité exacerbée tient ses particularités d’une pratique personnelle, d’un apport individuel, il faut le redire et le marteler. Il est faux de prétendre qu’un certain style de jeu, même s’il a eu tendance à se généraliser, nivelle les spécificités qui en fait, continuent de se manifester. On l’a souvent dit, le tournant dans l’histoire du jeu de violon, au XXe siècle, fut représenté par Jasha Heifetz, et son paradigme d’une perfection technique comme base de tout. Avant lui certes, les particularités étaient plus aisément décelables (du fait même d’un niveau technique qui justement n’était pas le même), et après lui, le maître-étalon de mesure de la qualité d’un violoniste est celui de la maîtrise technique, et d’une fluidité générale du jeu. Pourtant, mis à part évidemment certaines exceptions (car certes, quelques instrumentistes ont su se faufiler dans le moule, sans réelle originalité, il ne faut pas non plus le nier), cette mutation n’a pas aboli les « signatures » individuelles. Même s’ils sont redevables d’un style globalement unifié, Gil Shaham, Maxim Vengerov, Vadim Repin et Joshua Bell entre autres ne sauraient être considérés à l’aune d’une stricte similitude. Tout particulièrement pour le violon et le violoncelle, tant de paramètres entrent en ligne de compte dans l’application d’un style donné, que les différences demeurent tangibles. « Poète du violon » comme le proclame sa réputation, Joshua Bell tient sa force et sa marque, de certaines configurations techniques (comme sa tenue haute de l’archet par un bras droit assez mobile) mais surtout, d’un souffle qui lui est propre, fait d’une noblesse de l’énonciation, d’un phrasé très orienté vers le chant de son instrument, et d’une musicalité à fleur de peau, où affleure l’âme de son violon, qui est aussi la sienne.
