Le Consort, cette formation de jeunes musiciens baroques co-fondée en 2019 par Théotime Langlois de Swarte, Justin Taylor, Sophie de Bardonnèche, Louise Pierrard et Hanna Salzenstein, est un filon d’or. Quand ces jeunes ont fondé leur ensemble, sortant à peine du CNSM de Paris et dans le sillage des Arts florissants de William Christie, personne ne se doutait alors du déferlement généreux et incessant qu’on connaîtrait presque à intervalles réguliers sous ce nom, déferlement de talents et de révélations, en concerts et moyennant une discographie en constante expansion. Une sorte d’aventure en somme, artistique et humaine. Car sans y introduire la moindre once de cliché ou d’un préjugé de l’ordre de ce qu’on a appris à nommer le « jeunisme », je prétends que la musique, portée par les jeunes musiciens, prend des accents singuliers quand ils sont d’un tel talent. Il n’est pas indifférent, il ne saurait être ordinaire, il ne peut être banal, que l’excellence musicale soit portée par des jeunes, avec l’enthousiasme, l’énergie, le perfectionnisme qui peut caractériser l’éthos liée à une certaine classe d’âge. Du reste le monde de la musique, dans son fonctionnement même, mise pour de bonnes mais aussi de mauvaises raisons, sur la promesse d’un renouvellement que cette classe d’âge incarne naturellement. Et il s’agit de faire vivre la promesse de la transmission d’une histoire, celle de cette musique du passé qui renaît dans le présent.

J’adopte donc volontairement des accents définitoires du processus de transmission, pour justifier ici la vive réitération des « raisons d’admirer » (pour reprendre l’expression de Cioran) que je déploierai ici encore une fois (car je l’ai déjà beaucoup dit), à propos de la jeune génération des musiciens français si admirable – et pas seulement dans le monde du baroque, mais dans l’ensemble de cette musique qu’à titre générique on nomme classique. Et ici donc, il s’agira de l’une de ces musiciennes précitées du Consort, Sophie de Bardonnèche, l’« autre » violoniste de l’ensemble, avec Théotime Langlois de Swarte. Et j’en reviens à la figure du filon, apparemment inépuisable : on savait d’entrée de jeu la qualité du Consort en tant que formation depuis qu’en 2019 ils étaient entrés en scène avec cet Opus 1 paru chez Alpha Classics et consacré à Dandrieu (compositeur enregistré pour la première fois) et Corelli, mais ne voilà-t-il pas que depuis quelques années, au fur et à mesure d’enregistrements toujours plus intelligents les uns que les autres, on découvre un à un, individuellement, les différents membres de l’ensemble. Leur devise en somme pourrait bien être celle des Mousquetaires de Dumas : « Tous pour un, un pour tous » ; car au gré de ces enregistrements, chacun s’avance, à son tour, au-devant de nous avec ses propres atouts et son propre talent, pour proposer à notre appréciation si privilégiée, un nouvel aspect de leur valeur collective et donc en l’espèce, de leurs valeurs individuelles. En octobre 2024, le filon d’or donnait donc ceci : le premier album publié autour de Sophie de Bardonnèche. Et ici, se confirme l’un des traits les pus remarquables de cette mouvance du Consort, et qui est exemplaire pour la jeune génération baroque : elle s’inscrit dans ce que le mouvement initié par leurs glorieux aînés du mouvement si décisif des « baroqueux » avait sans doute de plus caractéristique, à savoir le lien étroit entre l’activité musicale et la recherche musicologique. Une veine de connaissance dans laquelle s’est tant illustré William Christie lui-même avec ses Arts florissants, dont les découvertes et mises en perspective musicologiques (relatives à Charpentier, Mondonville ou Lully, entre autres) demeureront dans l’histoire de la musique, dans le sillage même des enregistrements produits. Eh bien dans le cas des jeunes musiciens du Consort, idem : même attitude d’éveil vis-à-vis de leur répertoire, même curiosité profonde, et même activité de recherches réelles, dans les fonds d’archives des bibliothèques (BnF voire Library of Congress pour l’album de 2025 d’Hanna Salzenstein).

C’est en substance ce dont Sophie de Badonnèche discutait avec Jean-Baptiste Urbain dans « Musique matin », la matinale de France Musique le 20 novembre 2024 pour le lancement de son cd. Un entretien autant avec une musicienne qu’une chercheuse en musicologie, après des années de recherche dans les archives, qui l’ont conduite à révéler l’activité d’une dizaine de musiciennes compositrices, fin XVIIe-XVIIIe siècles.

Il y a là de quoi étonner en effet, sauf à prendre la mesure de cette transmission effectuée depuis la première génération « baroqueuse », de la nécessité de cette attitude de recherche devant un répertoire en grande partie enfoui dans les manuscrits non encore découverts, et qui dorment dans les bibliothèques. Cet album d’octobre 2024 constitue en soi une révélation d’une importance considérable. Car en révélant les œuvres de plusieurs musiciennes jusqu’alors inconnues en grande partie (à l’exception d’Élisabeth Jacquet de La Guerre, 1655-1729), proches ou non de la cour de Louis XIV, Sophie de Bardonnèche contribue à mettre en lumière le rôle jusqu’alors ignoré des femmes compositrices de cette fin du XVIIe siècle ou du premier quart du XVIIIe siècles. En approchant avant tout la diversité de leurs situations respectives, de la « vraie » première compositrice française de profession pourrait-on dire, que fut Élisabeth Jacquet de La Guerre (fille d’un organiste parisien et tôt introduite à la cour, dès l’âge de cinq ans pour ses talents au clavecin), aux autres qui connaissent des statuts différents (liée au milieu de l’Opéra, comme Mlle Duval, épouse de compositeur comme Anne-Marie Guesdon de Presles ou Élisabeth-Louise Papavoine, liées au milieu des salons comme Anne et Marguerite Bocquet, aristocrate comme Mlle de Menetou, Marguerite-Christine de Fumeron, liées à la cour comme encore Mlle Laurant, Mme Talon, Mme La Chaussée : c’est une sorte de typologie que dresse ainsi Raphaëlle Legrand dans le livret).

C’est pas la sublime « Ariette dans le goût nouveau » de Mlle Guesdon de Preles (née en 1687) que Sophie Bardonnèche (accompagnée par Justin Taylor, clavecin et Lucile Boulanger, viole de gambe) débute le programme de son cd.

Ci-dessus, une courte évocation biographique d’Élisabeth Jacquet de la Guerre, suivie de l’Aria de sa Sonate N° 1 en ré mineur pour violon et clavecin, par Sophie de Bardonnèche et Justin Taylor. Ton élégiaque, grâce et possiblement, intériorisation d’un destin à la fois brillant et tragique.

Ce cd en manière de panorama, où dominent nettement les qualités d’écriture d’Élisabeth Jacquet de La Guerre, incarne une présence féminine dans la vie musicale française des XVIIe et XVIIIe siècles, et justifie en soi le geste de révélation musicale et sociologique en quelque façon, dont relève cet enregistrement intelligent et sensible de Sophie de Bardonnèche. On y retrouve ce goût de la révélation qu’on lui devait déjà dans l’un des précédents albums du Consort, Philarmonica, où apparaissait, aux côtés de Purcell et de Matteis, cette figure jusqu’alors inconnue et énigmatique de Mrs. Philarmonica, mystérieuse compositrice britannique de la fin du XVIIe siècle, réellement révélée par les jeunes découvreurs-musiciens de prodige du Consort : à droite un court extrait de la sonate en sol mineur de Mrs. Philarmonica, dans le cadre de leur enregistrement de 2023.

Trois sonates pour violon et clavecin d’Élisabeth Jacquet de La Guerre (en ré mineur et en la mineur) donnent l’épine dorsale du programme, et on reconnaît l’intelligence et l’originalité de l’écriture de la compositrice, remarquable pour y accueillir en particulier le style italien, mais aussi pour laisser entrevoir un éthos de la confession – pour elle qui dut notamment affronter coup sur coup la mort de ses parents, de son mari et de son fils, ce qui lui valut par la suite une décennie de silence, et dont la musique garde trace de la tragédie intime du chagrin.

Une écriture qui pourtant n’est pas unidimensionnelle et qui, dans cette recherche des « goûts réunis » dont la compositrice prit le parti dans la querelle de l’époque entre styles français et italiens, témoigne dans cette même sonate en ré mineur, d’une élégance et d’une éloquence notables, dans le Presto et l’Adagio qui suivent (ci-dessus).

Le Consort, né d’une concept déjà musicologique en soi, de vouer aujourd’hui une formation de chambre baroque au riche répertoire du genre de la sonate en trio (deux voix mélodiques, une ligne de basse continue, en différentes combinaisons instrumentales possibles, genre pratiqué à partir de 1600 et durant plus d’un siècle et demi), est décidément le foyer d’une intelligence renouvelée de l’exploration de la musique baroque. Que cette exploration soit aujourd’hui accomplie par un groupe de jeunes musiciens tous aussi talentueux les uns que les autres, est déjà une chance pour la musique pratiquée en ce moment en France : preuve d’une transmission de haute qualité, et de l’audace d’une génération qui reprend le flambeau de la haute génération des baroqueux, qui les a précédé voilà près de cinquante ans de cela. Cette aventure, dans laquelle s’illustrent aujourd’hui les talents de ces deux jeunes musiciennes exceptionnelles, Hanna Salzsentein (avec ses deux albums de 2024 et 2025 consacrés à l’émergence du violoncelle en tant qu’instrument au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles) et Sophie de Bardonnèche, est incontestablement l’une des aventures les plus enthousiasmantes, les plus rassurantes, les plus rafraichissantes et les plus enrichissantes du renouvellement de la scène française d’aujourd’hui qui, à vrai dire, ne pouvait pas espérer mieux.